« La phonétique doit son nom à MM. Bréal et Baudry. Les introducteurs de cette science dans notre pays ont longtemps hésité entre les deux appellations phonétique et phonologie. Ils ont fini par rejeter la seconde, qui, avec notre transcription, peut signifier la « science du meurtre (φόνος) ». »
(Rousselot 1924 : 2, note 1)1
Phonétique et phonologie, deux termes qui se ressemblent et qui sont souvent utilisés comme synonymes dans les milieux non linguistiques. La nuance est parfois difficile à saisir même pour des personnes initiées aux sciences du langage. On va ici voir ce qui distingue ces deux disciplines, leur objet d’étude et finalement le pourquoi du comment il existe deux termes différents. Accrochez vos ceintures, tendez vos oreilles, nous voilà parti-es au royaume des sons de la parole et des langues.
Phonétique et phonologie, c’est quoi ?
Déjà, à quel niveau nous situons-nous dans le domaine de la linguistique ? La parole peut s’analyser à différents niveaux. Lorsque l’on s’intéresse aux sons et aux phonèmes des langues, nous sommes à un niveau d’analyse phonétique et phonologique. L’analyse de la structure des mots, des phrases et des propositions relève du niveau morphosyntaxique (morphologie et syntaxe). Enfin, si l’on s’intéresse à l’analyse du sens littéral ou du sens en contexte, nous sommes dans le domaine de l’analyse sémantique et de la pragmatique. La phonétique et la phonologie s’intéressent donc à la matière sonore qui structure le langage oral.

La phonétique est l’étude des caractéristiques physiques des sons (appelés aussi « phones ») de la chaîne parlée. Ils étudient aussi la façon dont les sons vont être perçu par le système auditif puis interprétés par les aires auditives du cerveau.
L’analyse phonétique se fait à travers trois domaines : la phonétique articulatoire, la phonétique acoustique et la phonétique perceptive. La phonétique articulatoire étudie les mouvements des articulateurs comme la langue ou les lèvres par exemple. La phonétique acoustique analyse l’onde sonore résultant des mouvements articulatoires. La phonétique perceptive s’intéresse à la façon dont les sons sont perçus via le système auditif puis leur interprétation par les aires auditives du cerveau.
La phonologie est l’étude des aspects logiques et fonctionnels des sons des langues, c’est-à-dire comment ils s’organisent en un système qui génère du sens. Les sons qui produisent des changements de sens sont appelés des phonèmes. Ils revêtent un caractère « mental » faisant d’eux des unités abstraites que l’on peut pas mesurer à l’aide d’appareils. Attention, la substitution d’un sons par un autre ne changent pas nécessairement le sens d’un mot. Par exemple, si on change le <b> dans bain par un <p>, on prononce alors pain qui a un sens différent de bain. Les sons [p] et [b] sont donc des phonèmes du français. En revanche, si je « roule » le <r> (comme Édith Piaf) dans le mot rouge, le sens reste le même. Les sons [ʁ] (non roulé) et [ʀ] (roulé) ne changeant pas le sens en français, on ne peut pas les considérer tous les deux comme des phonèmes du français. Une analyse phonologique plus approfondie pourra déterminer lequel de ces deux sons est un phonème.
L’analyse phonologique porte sur trois autres domaines : l’étude des contrastes, l’étude de la phonotactique et enfin celle des alternances. L’étude des contrastes repose sur l’analyse des paires minimales, c’est-à-dire des paires de mots dont la substitution d’un seul son par un autre change le sens (pain et bain par exemple). La phonotactique est l’étude de possibilité combinatoires des sons, c’est-à-dire que chaque langue possède des règles de combinaison de sons qui lui sont propres. Par exemple, en français dans le mot spécial, il est possible d’avoir une séquence <sp> en début de mot alors que l’espagnol ne le permet pas. On dira especial. Enfin, l’analyse des alternances (ou processus phonologiques) consiste à expliquer les différences de réalisation d’un phonème dans différents contextes. Par exemple, la liaison en français dans les enfants <léz enfants> mais pas <léz fleurs> les fleurs.

Pourquoi deux disciplines pour un même objet d’étude ?
En premier vint la phonétique. On en a des traces de longue date si on pense par exemple aux grammairiens indiens du sanskrit dont les manuels, appelés Pratishakhya ou Parsada, définissaient, dès les 8ème et 7ème siècles avant J.C., les sons selon leur lieu d’articulation et les processus physiologiques permettant leur production. Il faut attendre le 19ème siècle pour que la phonétique devienne une discipline à part entière au sein de la linguistique. Avec l’avènement de la Grammaire Comparée au début du 19ème siècle, des linguistes comme Franz Bopp par exemple, se sont mis à comparer différentes langues dans le but d’établir des liens de parenté entre celles-ci. C’est ainsi qu’ont été posées les bases de la phonétique historique aussi appelée phonétique diachronique. L’accent est désormais mis sur la dimension phonétique et rompt avec le poids de l’écrit accordée par la grammaire générale (ex. grammaire raisonnée de Port-Royal). S’en est suivie, à la fin du 19ème siècle, l’hypothèse néogrammairienne dont le fameux slogan était que ‘les lois phonétiques ne souffrent aucune exception’ (Osthoff et Brugmann, 1878)22.
À l’époque des néogrammairiens, il n’existait pas encore de différence entre phonétique et phonologie bien qu’on pouvait lire les deux termes utilisés sans vraiment de distinction. Jan Baudouin De Courtenay (linguiste polonais) est un des premiers, si ce n’est le premier, à proposer une distinction. Il ne distingue pas à proprement parler la phonétique de la phonologie mais formule une distinction entre le caractère physiologique des sons (antropofonika ou anthropophonique) et le caractère psychologique des sons (psixofonetika ou psychophonétique). Baudouin de Courtenay peut être considéré comme un des précurseurs de la phonologie.
La distinction entre phonétique et phonologie s’opère à partir du début du 20ème siècle. La rupture qui s’est opérée à ce moment a marqué un siècle de discorde, parfois assez virulent, entre phonéticiens et phonologues. À la fin du 19ème, la phonétique s’engageait déjà dans une nouvelle voie : celle d’une science instrumentale et expérimentale sous l’impulsion des travaux de l’Abbé Rousselot. Pour des linguistes comme Nikolaï Troubetzkoy et Roman Jakobson, la phonétique relevait des sciences naturelles plus que de la linguistique générale. Ils revendiquaient donc la nécessité d’une nouvelle discipline : la phonologie. Cette nouvelle science devait employer des méthodes linguistiques et des sciences sociales. Contrairement à la phonétique qu’ils voyaient comme une sorte de catalogue d’observations détaillées sur les sons, ils voyaient en cette nouvelle discipline, une science qui avait vocation à expliquer la structure et le fonctionnement des systèmes sonores des langues.
C’est un changement profond qui s’est produit en ce qui concerne l’étude des sons du langage. D’une part, la phonétique est restée une science descriptive et empirique s’appuyant de plus en plus sur des méthodes expérimentales. D’autre part, la phonologie a développé une approche théorique autour de la notion de phonème, c’est-à-dire des unités « mentales » abstraites qui conditionnent la réalisation des sons. Bien sûr, le phonéticien peut aussi à partir de l’approche empirique se questionner la dimension cognitive des sons qu’il mesure. De même, le phonologue peut aussi acquérir des données empiriques ou expérimentales pour consolider son approche théorique.
Cette scission a parfois tourné à un pugilat bruyant, opposant les tenants d’une approche purement phonétique et physiologique à ceux d’une approche purement phonologique et cognitive. À un extrême, on trouve des positions comme celle de John Ohala qui réfute l’idée de deux disciplines totalement autonomes ou même l’existence d’une interface entre les deux domaines3. Pour lui, les phénomènes qui relèvent de l’approche phonologique sont explicables par des facteurs purement physiologiques. À l’autre extrême on trouve des positions comme celles de Mark Hale et Charles Reiss qui envisagent la phonologie comme une branche à part entière de la psychologie4. Dans cette approche computationnelle, les systèmes sonores fonctionneraient à la façon d’un d’ordinateur, c’est-à-dire à partir d’un petit nombre d’éléments ou de variables et d’opérations mentales basées sur un ensemble de règles ou de contraintes. Ils prônent une phonologie sans « substance » phonétique où les caractéristiques articulatoires et acoustiques des sons seraient absentes des représentations mentales.
Ce conflit entre approche physiologique versus cognitive n’est pas sans poser de problèmes. En effet, il faut expliquer, d’une part, comment les sons sont encodés dans notre cerveau de façon abstraite afin de les produire et de les identifier correctement. D’autre part, il faut aussi expliquer par quel-s processus les phonèmes, ces unités « mentales », se manifestent physiquement. C’est ici tout le but des approches intégrées de la phonétique et de la phonologie. Au final, phonétique et phonologie ne seraient-elles pas les deux faces d’une même pièces ?
Notes :
- Rousselot, P.-J. (1924). La phonétique expérimentale : Leçon d’ouverture du cours professé au Collège de France. Paris : Boivin. ↩︎
- Osthoff, H., & Brugmann, K. (1880). Morphologische Untersuchungen auf dem Gebiete der indogermanischen Sprachen (Vol. 3). S. Hirzel. ↩︎
- Ohala, J. J. (1990). There is no interface between phonology and phonetics: a personal view. Journal of phonetics, 18(2), 153-171. ↩︎
- Hale, M., & Reiss, C. (2000). Language as cognition, N, Burton-Roberts, P. Carr, & G. Docherty, (eds.), Phonological Knowledge: Conceptual and Empirical Issues, (pp. 161-184), Oxford: Oxford University Press. ↩︎
Sources :
- Koerner, E. K. (1993). Historiography of phonetics: The state of the art. Journal of the International Phonetic Association, 23(1), 1-12.
- Laks, B. (2001). 5. Un siècle de phonologie: Quelques questions permanentes. Modèles linguistiques, 22(43), 75-102.
- Vaissière, J. (2006). La phonétique. PUF. (collection Que sais-je)
- Whalen, D. H. (2019). Phonetics. In Oxford Research Encyclopedia of Linguistics.
Laisser un commentaire